Texte 3
Ainsi pelotonné contre le grand corps inerte, David avait toutes les apparences d’un prédateur repu, satisfait par le carnage qu’il venait d’accomplir sous les yeux des autres légions.
Celles-ci campaient à distance respectable du Lycan, en demi-cercle au pied de la montagne tronquée. David n’avait pas repris sa forme humaine : le jeune homme rêveur et maladif qu’il avait été n’était qu’un lointain souvenir. Comme à Vitry, lors de sa première métamorphose, il était devenu la malebête. Sauf qu’il ne l’était plus seulement pour les hommes, fragiles êtres de chair de Gaïa, mais aussi pour tous les démoniaques, les sangs mêlés et même les Angelus, pétris d’orgueil et de certitudes.
Autour de lui, le vacarme des armées en marche cessait peu à peu, tel l’écho d’une musique lointaine et si douce à ses oreilles. D’un œil injecté de sang, David devinait au loin de grands démons écailleux, des succubes et des déchus regrouper la horde hurlante à coups de fouets dans les rangs. Le jeune Lycan esquissa un sourire satisfait de sa gueule monstrueuse. Demain, il les commanderait tous à la bataille, mais en attendant, il avait bien mérité un peu de repos. Lentement, il s’endormit.
« Un gros loup repu, voilà à quoi ressemble notre général à la veille de la plus grande guerre que l’on ait jamais imaginée depuis la chute ! s’exclama Bélial en promenant son regard de braise sur les alentours.
— Veux-tu seulement descendre en bas, juste pour voir à quel point il peut-être rapide ? ricana Béhémoth. »
Son rire guttural était ignoble. Le prince de la destruction fixa son interlocuteur, l’air narquois et passa sa grosse langue pustuleuse sur ses lèvres.
« Vaincre un géant est une chose, vaincre Dieu et ses anges en est une autre ! répondit Bélial d’un ton sec.
— Je crois que nous avons tous bien trop attendu ce moment ! dit Samaël, sortant soudain de son mutisme. »
Le Porteur de la Lumière arborait toujours son air taciturne, presque fataliste, qui ne l’avait pas quitté depuis. Assis sur une des chaises, Imzzelgom se contentait de sourire, sans rater une seule miette de leurs échanges. Cette heure de gloire n’était-elle pas avant tout la sienne ?
*
La nuit dans le monde des cendres laissa soudain la place à une aube mortelle. C’est au milieu du feu et de la fureur que David se réveilla en sursaut. A peine rassemblée, l’armée démoniaque venait d’être enfoncée par une attaque en règle venue du ciel.
Le jeune Lycan n’eut que le temps de se relever sous sa forme hybride pour recevoir l’assaut. Les Angelus venaient de se jeter sur eux dans un désordre sanglant. Les premiers rangs des légions de Dieu étaient passés au dessus de David sans le voir ; la masse du Nephilim l’ayant caché à leur vue. Les deux chérubins qui fondirent sur lui furent les premiers à tomber sous ses griffes. Le Divin s’était joué des démons comme des apostats : le siège de la Jérusalem Céleste s’était transformé en sortie victorieuse pour les défenseurs ! Les assaillants étaient devenus bêtes traquées…
Des cercles de sang se formèrent autour des plus grands combattants. Imzzelgom, qui venait de comprendre que Stonelink avait été détruit, distribuait la mort avec rage et habileté. David pouvait voir la forme immense, et bestiale de ce père tant attendu, se mouvant avec célérité, rendant coup sur coup. Il contemplait à présent sa vraie nature : un monstre de sauvagerie alliant rage primale et qualités de duelliste.
Les déflagrations agitaient la terre, le feu s’opposait au feu. David frappait, tranchait, la vision troublée par un voile sanglant. Il pouvait voir des formes monstrueuses, celles des autres maudits, se tordre et se consumer sous les flammes purificatrices. Uriel ouvrait de larges brèches dans les rangs à l’aide de son souffle divin. Mais rapidement, la horde se réorganisait. Les Angelus avaient provoqué dégâts et confusion par leur attaque surprise, ils semblaient maintenant bien peu face au nombre des damnés.
Gabriel et Michaël combattaient dos à dos, jetant des regards inquiets dans toutes les directions. Une cohorte réduite s’était regroupée auprès des deux grands guerriers du Paradis mais la plupart des Angelus s’étaient retrouvés dispersés, englués dans la multitude de la horde. Impuissants, les archanges ne purent qu’assister à la perte de plusieurs guerriers parmi les plus vertueux. Ici les succubes jouaient de leurs griffes acérées sur les corps des purs, là, tout un groupe d’Angelus était submergé par des ombres hurlantes dégoulinantes de sang, les âmes damnées devenues soldats de Samaël.
Les trompettes de l’apocalypse retentirent sur le champ de bataille, provoquant un frisson éphémère, mais saisissant, parmi tous les combattants.
Les anges qui avaient réussi à se regrouper reculèrent d’un mouvement unanime vers la première porte. Les archanges hurlaient leurs ordres, organisant le repli sur le feu protecteur des éclairs. Ils avaient pêché par orgueil et se préparaient à en payer le prix. En voyant toutes ces créatures rassemblées, prêtes à porter le coup de grâce, Michaël trembla de fureur. Une éternité de mensonges et d’interdits avait fait grossir les rangs des damnés. A présent, les purs allaient être submergés et la Cité de Dieu souillée, livrée à la destruction.
« Nous sommes légions ! »
Le cri retentit parmi les démoniaques : sous forme de chants, de râles de feulements bestiaux. La horde s’élança pour la charge finale.
*
Le choc avait été terrible. Mais bêtes de l’enfer et apostats s’étaient heurtés au fer à la juste détermination de l’armée divine. Depuis les murailles ceignant la grande porte, les flèches tirées par les séraphins avaient brisé la puissance de la charge.
David se retrouvait perdu, poussé dans une mêlée confuse dont il ne faisait que subir la bousculade. Sa rage redoubla, ses griffes et crocs taillaient des chemins de sang. Lui qui avait courtisé l’invincibilité et le pouvoir suprême se retrouvait débordé. Il n’avait aucun contrôle sur les forces qu’on lui avait destinées. Il frappait maintenant sans distinction, tranchant les bénis comme les damnés, alliés comme ennemis. Ses yeux de loup lui permettaient de voir leurs âmes, semblables à de petits feux follets, trembloter et s’éteindre, fauchés par les attaques. Aujourd’hui, les limbes allaient accueillir un grand nombre d’esprits égarés.
Mais David ignora bientôt la bataille et son enjeu. Gabriel lui avait volé son rêve de puissance. Il se fraya un passage pour aller à sa rencontre.
C’est là qu’il le vit, l’épée levée, un sourire sévère se dessinant sur son visage de statue. La stratégie meurtrière de l’archange avait finalement payé et il se réjouissait déjà de cette victoire annoncée. Bientôt, les damnés échoueraient et se disperseraient en bandes rivales avant de s’enfoncer dans l’abîme d’où ils étaient sortis.
Gabriel prit son envol et David bondit à sa suite, traversant la marée hurlante des combattants. Le jeune Lycan comprit lorsqu’il vit l’archange fondre en direction d’un maelstrom d’énergie crépitante : Béhémoth distribuait la mort. Ses larges paumes ouvertes projetaient des colonnes de lumière rouge et des Angelus tombaient sous des décharges de puissance brute. Le démon ventripotent ricanait, se tenant au centre d’un véritable astre écarlate.
David voulut courir, intercepter Gabriel en pleine charge. Mais soudain, il vit la face verruqueuse de Béhémoth se tourner vers lui et lui adresser un sinistre clin d’œil.
David sentit ses os se briser lorsqu’une rafale d’énergie le frappa en pleine poitrine. Sa vue se brouilla. Des exclamations jacassantes retentirent quand le Lycan effectua un vol plané, éjecté comme un pantin désarticulé, avant de passer au travers de la porte.
*
En rouvrant les yeux, David pensa tout d’abord être dans les limbes car seule une blanche clarté s’offrait à eux. Mais sa douleur le ramena bien vite à la réalité. Si son corps souffrait, c’est qu’il existait toujours. Un goût de sang caractéristique lui avait d’ailleurs envahi la bouche. Il hurla en pensant que tous ses membres étaient brisés et qu’il allait mourir là, affamé, comme un animal estropié.
Puis le décor se révéla enfin à lui. David était seul, adossé à un mur ; seul au milieu d’une ruelle étrange. Il reconnut immédiatement le ciel de Gaïa, quelques constellations lui étaient familières, mais pas l’endroit où il se trouvait. Routes et bâtiments étaient faits d’une substance grisâtre, uniforme, et le métal corrodé avait remplacé les poutres de bois. Rien à voir avec les pavés et le torchis de Vitry. Une inscription en latin, peinte d’une main malhabile sur le béton, l’informa toutefois que des humains étaient passés par ici : « Le seigneur est notre berger », disait le graffiti.
David bondit, comme dans un réflexe de chasseur. Puis il cracha un filet de bave et de sang. Son corps, constellé de multiples brûlures, lui faisait mal, sa jambe le lançait de douleurs atroces, mais il était entier. Comment Béhémoth avait-il pu être assez naïf pour essayer de le tuer ? Il paierait bientôt cette trahison, lui et ses partisans, et peu importe si David devait traverser la Terre entière dans cet état pour les retrouver. Il fit quelques pas, la démarche chancelante, quand l’odeur du sang vint éveiller ses sens encore endoloris. Non loin de lui, la chandelle vacillante d’une âme luisait faiblement. David s’en approcha et ce qu’il découvrit le figea sur place…
Une jeune fille, pâle et frêle, était étendue, respirant avec difficulté. Une de ses mains était crispée sur une dague et l’autre sur son ventre ensanglanté. David remarqua que celui-ci avait du littéralement être labouré par une arme redoutable car on aurait dit que la fille avait encaissé plusieurs coups de couteau. Il se dit qu’elle était à l’article de la mort.
Près d’elle gisait, face contre terre, le corps d’un homme revêtu d’étranges tissus tachetés de noir et de gris, comme pour se camoufler. Son dossard, déchiré de nombreux impacts de lame, était décoré d’une grande croix blanche : un uniforme, semblable à celui des croisés mais à la fois si différent !
David détailla la fille qui tremblait de tout son être, lui adressant un regard effrayé autant que fasciné. Elle portait les restes d’une robe noire à jupons et un pentagramme d’argent ornait, en médaillon, son cou délicat. Ses cheveux bouclés avaient été teints pour arborer une couleur rousse vive. Tout en elle indiquait une volonté de se rattacher aux anciennes croyances. Ses lèvres exsangues remuaient faiblement, mais malgré son ouïe délicate, le Lycan ne comprenait pas ses mots : la jeune femme en noir parlait un anglais trop différent de celui qu’il connaissait par ses lectures. Puis il prit tout à coup conscience de ce que lui permettait ses nouveaux pouvoirs de garou, durement acquis au cours de l’épreuve de la pyramide.
David plongea vers la mourante et celle-ci hurla lorsque ses mâchoires se verrouillèrent sur son ventre blessé. Les images mentales défilèrent dans la tête du Lycan, bribes de souvenirs et de connaissance.
La guerre pour les portes avait déséquilibré les pouvoirs régissant les différents univers. Partout, sur Terre comme ailleurs, les croyants et les prophètes s’étaient relevés pour annoncer au monde le jour du jugement dernier. Les hommes avaient eu la révélation de l’existence des anges, des démons et des autres êtres. Partout, les factions armées étaient entrées en guerre, provoquant désordre et anarchie. Les anciennes frontières et les enjeux diplomatiques n’avaient plus lieu d’être : la grande bataille pour les âmes avait refaçonné la Terre. Beaucoup avait rallié les forces divines, conscients à présent de la réalité du Créateur, ou par peur de l’Enfer. L’Amérique puritaine, présidée maintenant par le révérend Seacker, s’était lancée dans la croisade contre les impies avec toutes ses forces restantes. Bien d’autres humains avaient refusé de choisir entre des dogmes si inhumains et le mal absolu. La fille en noir, Trish, était de ceux-là. David avait mordu la chair d’une apostate pour s’approprier sa connaissance. Mais il savait qu’elle n’était pas la seule.
« Tu vas pouvoir te relever et me servir, servante de l’apostasie ! gronda David avec le langage nouveau qu’il venait d’assimiler. Mes crocs t’ont apporté le bienfait de la contagion. Tu vas aller mieux d’ici peu et bientôt, tu seras comme ceux de ma race. Je te laisse quelques minutes, le temps que tu reprennes tes forces, après quoi, il faudra quitter ces lieux, et vite ! »
David fouilla la chair du soldat mort et en arracha un quartier de viande sanglant qu’il posa dans la main de Trish. Elle esquissa soudain un sourire qui valait tous les remerciements. Ce soir, elle ne rejoindrait pas l’enfer mais serait la première combattante de la nouvelle armée du maître tant annoncé dans les prophéties. Sur Terre comme dans les autres mondes, la guerre ne faisait que commencer !