Ceci est une... chose étrange, particulièrement... étrange. Oui, c'est ça le mot.
Voici
Les quatrièmes demeures, de l'Américain Raphael Aloysius Lafferty, et j'avais envie de vous en parler.
De quoi ça parle...Bonne question en fait.
Disons qu'au départ, nous avons un groupe de sept Moissonneurs : sept riches Américains qui ont réussi à connecter leurs esprits pour constituer un Réseau. Ils se servent de ces pouvoirs psychiques pour, je cite "égratigner" des gens, les toucher mentalement et leur implanter des idées dans la tête.
D'un autre côté, nous avons ce qui s'approche le plus du héros de ce livre : Freddy Foley, un jeune journaliste intrépide que le narrateur qualifie de pas très intelligent. Fred a été égratigné par le réseau, qui lui a implanté, pour plaisanter, l'idée que le puissant politicien Carmody Overlare est la réincarnation d'un ennuque égyptien mort il y a des siècles. Fred se lance à corps perdu dans cette enquête, malgré toutes les menaces qu'il reçoit - et tout en sachant très bien que ce sont les Moissonneurs qui lui ont fourré cette obsession dans le crâne.
Par ailleurs, les Moissonneurs ont voulu implanter une idée dans la tête d'un certain Michael Fontain, un homme puissant même si on sait peu de chose sur lui. Mais, par erreur, ils l'implantent chez son homonyme mexicain Miguel Fuentes, qui commence alors à réunir des hommes afin de constituer une armée pour, là encore je cite : "secouer le monde".
Nous en arrivons à un umbroglio d'intrigue avec des sociétés secrètes, des ermites sur des montagnes qui n'existent pas (les montagnes... et l'ermite c'est pas sûr non plus), des monstres échappés de leurs fontaines... enfin peut-être, des morts qui sont remplacés par des copies, des Renaissants qui sont des crapauds avec un bijou dans la tête, des espits jaseurs, des tentatives de meurtres, des combats mentaux et la destinée de l'humanité.
A ce stade, vous devez avoir remarqué que c'est assez
bizarre.
Mais ça l'est davantage - et surtout - dans la façon dont c'est raconté.
On a très peu de descriptions, beaucoup de dialogues. C'est souvent par les répliques qu'on comprend ce qui se passe (si je paraphrase : qu'est-ce que tu m'as mis dans la poche ? / Je ne t'ai rien mis dans la poche ! / Mais si, je viens de sentir quelqu'un me glisser quelque chose dans la poche. / Ce n'était pas moi : je suis à deux mètres de toi)... ou qu'on ne comprend pas. Aucun des personnages n'a une attitude normale ; un peu comme dans un rêve, où tout s'enchaîne, mais où il y a toujours quelque chose qui ne colle pas.
Le style est très particulier aussi. D'abord, il est très travaillé, avec de l'ironie, des méthaphores alambiquées, des formules choc dont on se dit "bien trouvé !". Mais en même temps, il reste très abstrait. Tout reste très... imagé, les situations sont volontairement floues, ce qui contrinue à nous plonger dans cette ambiance étrange, incertaine, toujours étrangère même quand on avait cru la cerner.
Le mieux est peut-être que je vous mette un
extrait. Je peux quasiment ouvrir le livre et choisir des passages au hasard ; le contexte ne change pas grand chose. C'est d'ailleurs ce que je vais faire :
- Citation :
- " '- Ici je suis complètement autonome, disait notre homme, je n'ai pas besoin du monde, pas du tout, et le monde estime qu'il n'a pas besoin de moi. Je suis tout. Je suis tout ce dont j'ai besoin. Et je me débrouille mieux sans le monde que le monde ne se débrouille sans moi.
- Personne ne peut se débrouiller sans le monde, répondit Freddy. Le terrain s'annonçait miné. C'était la seule pensée que Freddy eût jamais émise de sa vie.
- Pour ce qu'il me faut en attendre, durant mon exil, je suis complètement autonome, reprit O'Claire. Et il le faut, il faut donner un exemple au reste du monde.
- Et combien de temps doit durer votre exil, M.O'Claire ?
- Oh ! Toute ma vie jusqu'à présent et probablement toute ma vie à venir ! Regardez le monde qui se tasse, là. Moi, je campe à sa porte. Et le monde a peur de regarder par sa porte. Il sait que je suis là.
- Il est possible que vous ne compreniez pas le monde, dit Freddy. C'était la deuxième pensée qu'il éméttait de sa vie.
- Non, je ne le comprends pas, pas du tout. Tout ce que je sais, c'est que mon travail consiste à camper à la porte du monde et à être autonome. Je crois que je suis censé garder cette entrée. Personne ne vient jamais, d'ailleurs. Le monde est clos, Foley. Regardez les petits pécaris. Les troupeaux sont toujours plus grands ici que partout ailleurs dans l'univers. On va en attrapper un."
- Citation :
- "Jim Bauer et Arouet Manion n'en finissaient pas d'osciller au bord de la lutte universelle. Leurs combats se succédaient en arènes interminables. Bauer, toujours assis, pesant, gonflé, violacé et les yeux vitreux, respirait d'un souffle tonnant. Arouet, toujours étendu comme un dragon sur la pierre, tremblait d'un mal sans issue, empoisonné sans rémission. C'étaient deux bras de l'hydre mortelle qui s'entre-déchiraient et s'assassinaient. C'est pour cette unique raison que l'abominable créature toujours renaissante n'a jamais anéanti l'univers : elle ne reconnaît pas ses propres tentacules et les combat jusqu'à la mort.
Hondo Silverio venait d'arriver. Il était en train de briser le réseau mental, de le démembrer, de le débiter en tronçons. Son humour vert arlequin avait pris dans ces nouvelles difficultés le gris de la mort, mais, se déplaçant sans gêne, il alla se servir un verre dans le placard et se laissa tomber dans les banquettes."
Ok, vous n'avez pas le contexte. Mais tout est écrit comme ça, avec des associations d'idées entre des métaphores qui sont prises plus tard au sens littéral...
En gros, ce livre est un délire. Au sens propre : ça pourrait tout à fait être le récit de l'hallucination d'un héros fou. D'ailleurs, la fin insinue indirectement le doute à ce sujet, et je ne saurais dire si c'est du fantastique ou une plongée dans l'esprit d'un schizophrène.
J'ai eu franchement du mal à entrer dedans. La difficulté constante à visualiser, la bizarrerie qui fait qu'on n'arrive pas à s'identifier à un seul personnage, qu'on a toujours cette impression d'étrangeté, en lisant, m'avaient gênée. Mais je dois dire que peu à peu je suis un peu plus entrée dans le roman, et je l'ai lu avec intérêt. Il y a de l'humour et, assurément, de l'imagination.
Je n'arrive pas à déterminer si je l'ai aimé ou non. Cela dit, je suis contente de l'avoir lu, c'est vraiment une curiosité, et je crois que cette lecture me marquera longtemps.